Constitution européenne, considération II
L'exposé des motifs ? Un argumentaire pour le “non”

 I l y a donc un «exposé des motifs» concernant le «projet de loi autorisant la ratification du traité établissant une Constitution pour l'Europe» pour (ou contre) lequel on doit se prononcer le 29 mai 2005 en France. Ma foi… On retrouvera ce texte en cliquant sur ce lien. Ma foi, cet «exposé des motifs» me paraît un des éléments les plus pertinents pour me confirmer dans mon intention de dire que je désapprouve le «projet de loi qui autorise [etc.]».

Il y a un mois de ça environ j'avais inventé une blague, suite à diverses déclarations de tenants du “oui” entendues ou lues ici et là, notamment dans des meetings. La voici:

  1. Selon les tenants du “oui”, que fait l'Europe depuis cinquante ans ?
    • «Elle avance».
  2. Selon les tenants du “oui”, que se passera-t-il si le “oui” l'emporte ?
    • «L'Europe avancera».
  3. Selon les tenants du “oui”, que se passera-t-il si le “non” l'emporte ?
    • «L'Europe sera comme avant».
  4. Conclusion: tu dis “oui”, tu dis “non”, ça donne le même résultat.

Quelle ne fut pas ma surprise, recevant les documents distribués par notre aimable gouvernement, de voir cette phrase en tête de l'exposé des motifs, bien mise en évidence:

«L'Europe est en marche depuis près de cinquante ans».

Quand un «exposé des motifs» tombe dans la caricature des déclarations gandiloquentes et creuses qui permettent aux mauvais esprits de faire de l'ironie, et s'y livre dès la première phrase, on se dit: ça va mal. Je ne veux pas donner raison à des pitres, ce qui m'offre un premier argument contre cette loi.


Cet exposé des motifs est donc… un motif inépuisable de voter contre. Me pose problème la reconstruction de l'Histoire qui suit immédiatement la déclaration sur la marche de l'Europe: selon on ne sait qui (l'exposeur de motifs), «Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, six nations marquées par l'horreur du conflit et l'expérience de la barbarie, ont décidé d'établir entre elles une union toujours plus étroite, pour rendre la guerre à jamais impossible sur notre continent». C'est beau, c'est beau, c'est très très beau. Mais aussi, très très faux. Les deux premiers organismes communs prévus, l'un réalisé et l'autre non, la CECA (Communauté européenne du charbon et de l'acier) et la CED (Communauté européenne de défense) visaient au contraire à rendre possible une guerre victorieuse qui serait menée par les six pays concernés par ces alliances; certes, la conséquence en aurait été que trois belligérants parmi les plus notables des deux grandes guerres européennes du siècle, France, Allemagne et Italie, au lieu de s'opposer seraient dans le même camp, mais la CECA était très explicitement la mise en commun des matières premières nécessaires à la fabrication d'un armement lourd, le charbon et le fer, et la CED était conçue comme un contrepoids, à la fois des forces du Pacte de Varsovie et de celles du Traité de l'Atlantique nord. Le but de nos Européens était de se rendre indépendants d'un allié encombrant, les États-Unis, et de se protéger d'un voisin problématique, l'Union soviétique. Certes, il y avait un discours sur la Paix en Europe, mais ça concernait une toute petite partie de cette Europe. Par là-dessus, me raconter que la France de 1954 était pacifiste, ça me fait rire, car c'est oublier un peu vite quelques «petites guerres anecdotiques»: Indochine, Algérie, Madagascar, Maroc, etc. Sans parler de celles menées par les Pays-Bas dans leurs possessions asiatiques.

Il y a bien des points contestables dans cet exposé des motifs, mais ce qui me gêne le plus, ce sont les mensonges. Par exemple, on lit, bien mis en évidence, que «Ce texte ne remplace pas la Constitution française, qui conservera toute sa force». Or, que dit l'article I-6, intitulé «Le droit de l'Union» ? «La Constitution et le droit adopté par les institutions de l'Union, dans l'exercice des compétences qui sont attribuées à celle-ci, priment le droit des États membres». Étant donnée l'extension assez grande des «compétences qui sont attribuées à l'Union», oser prétendre que «la Constitution française conservera toute sa force», c'est se moquer de l'électeur.

Un des titres de cet exposé, «Un fonctionnement de l'Europe rendu plus efficace et plus démocratique», décrit une chose fausse; les seuls points «plus démocratiques» sont ceux énumérés quelques lignes sous ce titre, et pour le reste, rien de changé: pour les «compétences qui sont attribuées à l'Union», le Parlement européen et les Parlements nationaux ont un simple rôle consultatif, et dans les rares questions où ils sont censés être décisionnaires, en cas de blocage la Commission ou le Conseil ont toujours moyen de résoudre la chose en passant par-dessus les Parlements. Incidemment, le caractère «plus démocratique» des “nouvelles” institutions est démenti par la dernière phrase de cette partie: «Comme tous les Etats ne peuvent, dans tous les domaines, avancer d'un même pas, le traité permet aux pays qui le souhaitent de progresser plus rapidement en se regroupant pour aller plus loin et former l'avant-garde de l'Europe». Quand on vous dit que ce traité instaure une Europe à deux vitesses, c'est vrai, et notre gouvernement nous le confirme… Que penser d'une démocratie où l'on favorise les plus favorisés, et tant pis pour «les Etats [qui] ne peuvent […] avancer d'un même pas [que] l'avant-garde de l'Europe» ? Que ça ressemble plutôt à une oligarchie…


Un point me choque particulièrement:

«Au sein d'une Union réformée, le traité nous permettra d'agir plus fortement encore, en particulier grâce au renforcement de notre place au Conseil des ministres, qui permettra à la France de peser davantage, avec 12% des voix contre 8% aujourd'hui».

Cela me paraît anormal. Autant je trouve normal, et même requis, que le nombre de députés au Parlement européen soit établi en fonction de la population de chaque État, autant il me paraît nécessaire qu'au Conseil européen, chaque État ait la même voix: tant que l'UE reste «une fédération d'États-nations», comme disait Delors, chacun de ses membres doit avoir le même poids que chaque autre, indépendamment de sa population et de l'ancienneté de son adhésion. Le principe démocratique, dans ce cas, est celui adopté par l'ONU: un État, une voix. Tandis que le Parlement, qui est l'émanation directe des peuples, répond à la règle: un citoyen, une voix. Avec des modérations, telle la règle qui fixe qu'un État-membre a au minimum cinq représentants au Parlement. Certes, cela fait qu'une voix de Malte «représente» bien plus qu'une voix d'Allemagne ou de France, mais si on fixait un quorum strict, il n'y aurait pas un seul élu de Malte…


Cet «exposé des motifs» explique mieux que tout pourquoi je refuse ce texte en l'état: tel qu'il existe, il est justement conçu pour que les «équilibres européens» ne soient pas modifiés. Et ça me pose problème. S'il y a deux États qui bloquent considérablement les avancées démocratiques de l'UE, ce sont bien la France et l'Allemagne, chacun pour ses raisons. Et s'il y en a un troisième, c'est bien la Grande-Bretagne. Or, le texte qui nous est soumis renforce la position de ces trois États. Ce qui ne me va pas. Et l'exposé des motifs est, de ce point de vue, assez clair; en résumé, il nous dit: ne vous en faites pas, non seulement la France ne sera pas affaiblie, mais elle est renforcée, et vous pouvez compter sur nous pour faire que rien ne change… C'est vraiment ça mon problème. Chirac et ses conseillers nous exposent clairement leurs motifs pour appeler à voter “oui”: chouette ! Un traité qui nous permet d'être encore plus réactionnaires, immobilistes et anti-démocratiques ! C'est ainsi: quand un traité réunit les vœux unanimes de Chirac, Hollande, Sarkozy, Strauss-Kahn, Raffarin, Bayrou, je ne puis me départir du sentiment que, et bien, rien ne va changer…

Ce qui s'applique au niveau européen vaut au niveau français: ce que demandent les «poids lourds» appellant à approuver le projet de loi de ratification est rien moins que de les confirmer dans leurs positions de «plus hauts responsables politiques». Et je ne le veux pas. Certes je souhaite l'évolution des structures politiques de l'UE, notamment que sa partie politique s'organise d'une manière plus cohérente, que nous ayons des responsables politiques, et non plus ce ramassis de pseudo-responsables n'assumant pas leurs actes et mettant leurs décisions sur le compte de la Commission, qui n'est pourtant qu'un organe d'exécution. Mais je souhaite d'abord et surtout, que la France change ses structures politiques. J'en parle ailleurs, notre Constitution actuelle n'était pas prévue par ses rédacteurs pour durer longtemps, elle correspondait à une certaine situation, qu'on peut décrire comme un temps de guerre; les temps ont changé. Certes, nous sommes topujours en un temps de guerre, mais la menace s'est déportée et ne menace plus aussi directement l'Europe, du moins celle qui comprend l'actuelle UE et ses marges, exception faite des Balkans; surtout, si l'on devait encore se doter d'une telle Constitution, ce serait à un autre niveau, celui de l'UE justement, et non plus au niveau d'un de ses États-membres.

Les Français ont du mal à s'en rendre compte, leur pays est la dernière dictature de l'Union, presque tous les autres États ont un système où le président n'a qu'une fonction représentative, où l'exécutif est subordonné au législatif et où le gouvernement émane directement du Parlement. C'est aussi le seul pays de l'UE ou le pouvoir judiciaire apparaît tellement subalterne que le nombre de magistrats, rapporté à la population, y est trois fois plus réduit que celui du moindre nombre qu'on en trouve ailleurs, et cinq à six fois inférieur à la moyenne de l'UE. Bien des «procédures administratives» édictées en France seraient inenvisageables dans presque tous les autres pays de l'UE, car chez eux elles requièrent la décision d'un magistrat indépendant de l'exécutif. Enfin, il y a cette menace toujours présente de l'Article 16:

«Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel.
Il en informe la nation par un message.
Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet.
Le Parlement se réunit de plein droit.
L'Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l'exercice des pouvoirs exceptionnels».

Complété de l'article 15, ça ne laisse d'inquiéter:

«Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et comités supérieurs de la Défense nationale».

Jusqu'ici, ces articles ne furent activés conjointement qu'une fois et brièvement, en mai-juin 1968; mais si demain il venait à notre président, quel qu'il soit, l'idée d'en tirer parti ? On peut penser ce qu'on veut du vote des pleins pouvoirs à Pétain en 1940, ou du même événement en 1958 pour de Gaulle (pour moi je n'en pense pas trop de bien, à dire le moins…) et même, pour partie, en 1914, mais ça se fit dans l'ordre logique de la démocratie: le peuple élit ses représentants qui, face à une crise grave, délèguent pour un temps leur pouvoir à un dictateur choisi par eux; avec l'article 16 de la Constitution de 1958, notre président peut, sans autre autorité que la sienne propre, s'attribuer les pleins pouvoirs pour une durée indéfinie. Certes, il «consulte» les autres organes, mais c'est tout.

La Constitution de la V° République est curieuse: rien ne peut se faire au plan de l'exécutif, du législatif et du judiciaire, sans l'aval du président de la République. Je ne sais si vous vous rappelez ce qu'on nomma à tort le veto de François Mitterrand pour deux ou trois lois proposées par la majorité de droite entre 1986 et 1988; le mot de veto ne se justifie pas en l'occurence, car il s'agit de tout autre chose, le fait que, dans notre actuelle république, pour qu'un texte de loi soit validé, il doit être signé par le président. Article 10:

«Le Président de la République promulgue les lois dans les quinze jours qui suivent la transmission au Gouvernement de la loi définitivement adoptée.
Il peut, avant l'expiration de ce délai, demander au Parlement une nouvelle délibération de la loi ou de certains de ses articles. Cette nouvelle délibération ne peut être refusée».

C'est simple: tant que le président ne promulgue pas la loi, elle ne peut être. Il ne s'agit pas d'un «droit de veto», qui quand il existe est toujours limité; ici, pas de limite, si le président ne la promulgue pas la loi ne passe pas. C'est tout, c'est simple c'est définitif. Incidemment, on voit là tout ce qui sépare Mitterrand et Chirac: François Mitterrand, assuré de sa légitimité, n'hésita pas à user de ce droit entre 1986 et 1988 pour refuser de promulguer certaines lois, et au bout de son mandat fut en effet confirmé dans cette légitimité; Jacques Chirac, sûr de son illégitimité, ne s'opposa jamais à aucune loi que lui soumit la majorité de gauche à partir de 1997, et en 2002 on lui confirma en effet, au premier tour de l'élection présidentielle, cette illégitimité.


Pour conclure, un des arguments de cet exposé des motifs est que «l'Union européenne […] ne peut intervenir que lorsque son action est plus efficace que celle des Etats ("principe de subsidiarité")»; ce traité postule clairement que, dans les domaines économique et financier, «son action est plus efficace» par définition, dirait-on, par essence. Or, cela n'est pas démontré. Considérez le cas de la politique financière: Dans l'UE d'avant l'élargissement, douze des quinze pays ont décidé d'intégrer la «zone euro», trois en ont décidé autrement; les faits montrent que la politique monétaire et financière des trois pays «hors zone euro» fut très efficace, et dans l'ensemble plus efficace que celle de la majeure partie des pays de l'«euroland». Je ne pense pas qu'il y ait une relation directe entre intégration finacière et faible croissance, mais il n'y a pas plus de relation avec une forte croissance, pour tout dire, même dans la «zone euro», ce sont les politiques nationales qui font la différence. Quel est le problème ? L'institution originale fut donc la Communauté économique européenne, et celle-ci connut indéniablement, jusqu'à la fin de la décennie 1970, un succès certain. Conclusion: la réussite était liée à l'intégration économique. Ce qui est faux: l'intégration économique de la Communauté eut des succès parce que l'économie des États-membres eut des succès. Bref, on a pris l'effet pour la cause.

Pas si simple bien sûr, mais assez juste dans l'ensemble. Il y eut bien une certaine relance de l'économie de la CE suite à l'intégration de l'Espagne, du Portugal et de la Grèce qui, du fait de leur retard de l'époque, progressèrent très vite, donnant ainsi un coup de fouet à l'ensemble de la CE; de nouveau, aux débuts de l'UE, le fait d'intégrer trois pays économiquement forts donna l'impression, sinon d'une relance de l'économie européenne, du moins du maintien d'un niveau économique fort; les premiers temps de l'euro, précédés et suivis d'un politique des États favorable à une certaine stabilité (soit dit, et on s'en aperçoit de plus en plus, voir le cas actuel du Portugal dont, après la Grèce, il apparaît que son gouvernement a maquillé les chiffres pour faire croire à un déficit de 3,5% environ, alors qu'il était en fait d'environ 5,5% — mais la France et l'Allemagne en firent autant —, soit donc dit, une stabilité fallacieuse et toute de façade), débouchent en cette année 2005 vers une politique de la Banque centrale européenne qui est tout sauf cohérente, et crée des conditions de concurrence non libres et très faussées entre les pays de la «zone euro» et les autres membres de l'UE. Je pense que le principe de subsidiarité est très bon, mais je constate que, dans les domaines économique et financier, il ne s'applique pas, puisque l'ensemble de ces politiques est du ressort de l'UE. Or, «l'action plus efficace» de l'UE dans ces domaines n'est, pour le moins, pas démontrée…

Certes, l'Union européenne n'est pas l'Union soviétique, malgré tout, son caractère démocratique n'est pas démontré, ni donc son caractère libéral. En fait, les règles que produit l'UE sont telles qu'elles favorisent toujours le même groupe, indépendamment des compétences de ses membres. C'est une structure de type oligarchique qui tend à renforcer les positions de ceux qui ont déjà une position forte. Je discutais il y a peu, avec une amie agricultrice, d'une nouvelle règle venue de l'UE, qui «simplifie» une pratique des éleveurs: jusqu'ici, on avait trois types de «laboratoires» (ce sont les endroits où les éleveurs abattent et préparent leurs bêtes, les lieux «où se fait le travail»), l'un pour ceux qui commercialisent à un niveau local (du canton à l'arrondissement), l'autre pour ceux le faisant à un niveau intermédiaire (de l'arrondissement à la nation), le dernier pour ceux le faisant à un niveau national et international; puis il y avait des «niveaux intermédiaires», pour les entreprises optant pour la plus limitée des échelles de chaque niveau réglementaire, les conditions requises pour ceux se limitant au niveau régional par exemple étant moins strictes que si elles ont un marché national; la «simplification» consiste à créer deux niveaux, celui local, réduit par rapport à la règle actuelle, et celui international; entre les deux, rien. Qu'est-ce que ça implique ? Que les éleveurs ou que les entreprises agro-alimentaires qui ont opté, dans le système actuel, pour un des régimes intermédiaires, soit doivent réduire leur diffusion, et parfois de manière drastique (d'une implantation nationale à une diffusion cantonale ou communale), soit doivent compléter leurs installations, et parfois de manière drastique, pour aller d'une installation régionale à une installation internationale; factuellement, il n'y aura pas de changement pour les marchés concernés, celui optant pour l'international s'alignera sur un marché déjà saturé et face à des concurrents bien mieux armés que lui sur ce marché; celui qui au contraire optera pour un marché très local se confrontera à des acteurs locaux connus, reconnus, et n'y trouvera pas sa place; ma foi, les traites continueront à tomber, mais les revenus baisseront; à moyen terme une grande part des «acteurs intermédiaires» seront éliminés par cause de faillite; à long terme les acteurs locaux le seront aussi, écrasés par le rouleau compresseur des acteurs internationaux. En gros, ce qui se passa précédemment pour l'agriculture et pour l'élevage de vaches laitières, où l'on a un petit groupe de «propriétaires» et un groupe de plus en plus réduit de «locataires», statutairement indépendants, efffectivement dans un quasi statut de salariés — le rétablissement de l'état de métayer…